La mémoire à vau l’eau.

Nouvelle écrite par Françoise Graux.

C’est peu après  la guerre. Un joli été se prépare. La France respire et les enfants jouent en sécurité. Chez nous, à Epernay, on peut même se baigner, en toute quiétude. Ceux qui habitent près de la Marne n’y manquent pas. Il y a la baignade de la Villa. Ou  la « tête à l’âne », au-delà de l’embouchure du Cubry , à la sortie de la ville.

Mais pour nous autres, les gamins de la rue Montarlot et du quartier de la barrière aux gosses, qu’avons-nous ?

Pardon, vous dites ? le vrai nom est « chemin de la barbière aux bosses »? Ah …. Moi je croyais …. En tout cas mon petit frère l’appelait comme ça,  et c’était amplement justifié dans ce secteur de familles nombreuses , où les enfants, loin de la Marne, ne pouvaient s’y rafraîchir comme leurs copains d’autres quartiers ouvriers tel  que La Villa. D’autant que, en ce temps là, la classe durait jusqu’au 14 juillet et qu’il n’était pas question , sous la férule de Monsieur  le directeur de notre école Bachelin, de faire l’école buissonnière .

En l’occurrence, histoire de faire trempette, ce deviendrait plutôt l’école poissonnière. C’était  aussi  le temps du souvenir des « Américains » dans la ville. Pour nous, ils ne furent pas seulement les inventeurs du chewing-gum : ils resteront  les créateurs  d’une mini-baignade dans le quartier de la Goesse.  Mais comment donc appelions-nous, cette piscine de secours ?

Qui s’en rappelle ?

Elle était dans ce qui forme maintenant  la zone commerciale des Forges. Il y a là de nos jours un magasin de sport … y aurait-il un lien entre lui et nos activités de nature de l’époque ? Encore demi-campagnards, nos parents nous y laissaient quartier libre, mais  avec  mission de revenir de ce terrain de jeu avec un sac d’herbes pour les lapins. L’un d’entre nous, même, y amenait son mouton . Les moutons, ça ne barbote pas, mais nous !!!

Ce que je me rappelle, de notre bain de quartier,  c’est qu’il était une mare à notre taille, alimentée par l’eau claire du Cubry voisin. L’eau est un peu fraîche … avançons prudemment, dans le bain … le bain … quoi ?

Personne ne s’en rappelle ?

Un pied, deux pieds, les mollets à présents. L’eau ne nous montera pas jusqu’aux oreilles, loin de là, et donc le bonnet de bain n’est pas indispensable. D’ailleurs, nos tenues de gamins du peuple sont plutôt disparates. Après tout, un slip de secours est bien suffisant pour le bain des … le bain des ….

Quelqu’un s’en rappelle ?

 Le nom que nous avions trouvé , me semble t-il, était pourtant évocateur de la profondeur de la pataugeoire, en référence à notre taille enfantine .

En tout cas, c’étaient de joyeuses éclaboussures entre nous .  Dame, pour être trempé en entier, il fallait bien cela, car l’eau ne nous montait guère plus haut que les cuisses . Et encore, je parle des plus petits de la bande … C’était un grand, un peu titi sparnacien, un peu déjà porté sur la chose et l’argot, qui avait probablement trouvé le nom du bain des … des ….

 Mais qui s’en rappelle encore ? .

Le midi, avant de reprendre la classe, nous passions nous rafraîchir dans le bain des .. des …. Avec ou sans étiquette,  comme  nous y étions heureux , oublieux de la réalité de ce monde ! Trop, sans doute, car ce qui devait arriver arriva :  malgré la haute admiration  que nous portions à M’sieur le directeur de Bachelin, qu’il n’aurait pas fallu tutoyer, à c’t’époque ! ( ou bien était-ce à cause de son froncement de sourcils ou de l’impériosité de son coup de sifflet ?) l’heure sacro-sainte de la rentrée en classe de l’après midi disparut de nos préoccupations . C’était un petit,  un pt’it gibbus du quartier, gentil et naïf, qui en fit les frais ;  il répondait au surnom de Riri et  grimpait parfois sur la fenêtre du premier étage de l’école Bachelin : il en faut un dans chaque école …

L’eau était si bonne ce jour-là , le soleil si agréable, qu’il faut être maître d’école pour ne pas comprendre qu’un quart d’heure de retard pour la reprise des cours est tout à fait justifié. Notre héros aurait aimé filer inaperçu à sa place, mais, avec les cheveux encore tout humides, comment couper à la réprimande de m’sieur notre maître .

De où sors-tu ! ???

Alors, Riri Gibbus ne cherche pas de faux-fuyant : M’sieur, j’étais au bain des roupettes . La tête de notre maître Monsieur Fierfort,  en recevant cet aveu …. Tout le monde s’en rappelle.

« A Raymond, qui a vécu cette histoire et me l’a raconté. »

Photo du film d’Yves Robert. La guerre des boutons – 1962