On fait le pont ?

Nouvelle écrite par Françoise Graux.

A Epernay, on ne fait pas les choses à demi , et quand on fait le pont, c’est pour tout un été .

Certes l’approche en est différente selon que l’on relève d’un congé au 15 aout ou du corps des ouvriers qui eux, ont fait le pont durant de longues semaines, sous le soleil et la pluie, avec comme parfum d’été les gaz d’échappement, d’autant plus abondants que concentrés sur un rétrécissement du pont de Marne, là où une longue file de véhicules patiente en attendant le feu vert d’une circulation perturbée .

Mais ça y est ! tout beau , tout neuf, le pont qui dessert Magenta et Ay est rénové .

Il est bien loin, le premier pont de bois qui en 1567 franchissait cette zone à l’écart des habitations : c’était alors de très loin que les communes de Dizy-la-rivière et Ay frôlaient ce premier ouvrage au milieu de marécages . Côté rive gauche, Epernay ne s’en approchait guère davantage   : il nous reste le nom du rempart Périer pour en imaginer l’éloignement .

Le premier pont en pierre apparait en 1596 , surplombant une zone portuaire et commerciale fort active, sans oublier les « mariniers », ces marins d’eau douce ravitaillant la cité en poisson frais . En ce temps-là , le « pontenage » était payé autant par les bateaux que par les véhicules .

Et puis, d’un seul coup, vers 1850, tout change : l’activité fluviale décline lors même que le pont, lui, prend de l’importance : pour simplifier disons que c’est la faute et le mérite des ateliers de la compagnie du chemin de fer, ce nouveau moyen de transport bien plus rapide que les péniches, et nouvelle population : les cheminots vont franchir le pont 4 fois par jour, depuis le tout nouveau quartier d’habitations ouvrières de la rive droite, attention à la circulation, elle devient dangereuse, avec ces vélocipèdes, ces véhicules hippomobiles, les premières torpédos et surtout le CBR qui y pousse ses rails tentaculaires depuis Reims jusque vers Montmirail .

A chaque extrêmité, un bâtiment important apparaît : sur le territoire de ce qui est encore Ay, une très jolie maison en meulière, peuplée de jolies dames accueille les ouvriers , verriers venus de l’Argonne, ou bien parisiens cheminots des ateliers de la Villette, trop turbulents sur les barricades et donc prudemment promus en province par la compagnie des chemins de fer …Les beaux jours de cette bâtisse surnommée « la tour de Nesles » furent donc assurés par les belles nuits de ces premiers migrants, célibataires pour la plupart . Fréquentaient-ils aussi volontiers l’autre extrémité du pont ? c’est moins sûr, mais l’arrêt y était obligatoire, même si les moustaches des employés de la barrière d’octroi inspiraient moins les passants que les plumes et bijoux de l’autre rive . Au ras de l’eau, les épouses pouvaient surveiller les aller et venues depuis les bateaux-lavoirs .

Et voilà qu’en août 1914, dans une ville déjà bruissante de rumeurs guerrières, ces laveuses voient un individu suspect se faufiler au pied du pont, avec ?… des munitions dans sa besace ! Hélas pour lui, Monsieur Arsac qui venait là noyer ses vieilles cartouches de chasse est derechef crédité de veilléité de sabotage et se retrouve, manu-lavatori, devant le maire de la ville . Pollueur, va ! Mais la destruction du pont était bien dans l’air, et le 11 septembre- le nôtre – l’armée allemande se replie depuis les marais de Saint – Gond vers Reims : vite, vite : les français ne sont pas loin derrière . Quand on fait vite, on fait mal ! le pont ne sera que partiellement détruit et bien que mal en point, il poursuivra sa mission d’agent de liaison . «  On fera mieux la prochaine fois » s’est peut-être dit le fils de l’empereur d’outre -Rhin, August-Willhelm, qui fit ce jour-là escale au bateau-bain sparnacien.

Et ce fut bien ce qui arriva, la fois suivante, quand le pont sauta entièrement en 1944

Faire le pont devient une tradition locale . A tel point qu’on en envisage un deuxième dans les années 80 à côté du terrain de foot des allées de Cumières . Plus grand ? plus beau ? comparez-le aujourd’hui avec le pont rénové cet été ! …. Et puis , à l’écart de la zone habitée, qui en ferait un lieu de rencontre ? Le parapet amont du vieux pont devenait, lui, une superbe tribune,  quand les badauds assemblés y guettaient en nombre l’arrivée des nageurs partis de la SNSVM pour la grande épreuve annuelle de descente de la rivière . Pas chauvins du tout, les sparnaciens des divers clubs y devenaient solidaires pour encourager les locaux face aux envahisseurs châlonnais .

Que reste-t-il de ces décennies révolues ? La nécessité de s’arrêter toujours à chaque extrémité du pont, même si ce sont les feux tricolores déshumanisés qui nous y obligent .

Alors en patientant dans l’attente du vert libérateur, admirez la transformation : quatre voies, sans compter les pistes cyclables et les trottoirs . Dans le secret du tablier, la fibre optique, petite dernière née du progrès, accompagne les conduites d’électricité et de gaz .

Et une eau d’émeraude qui n’a plus rien à voir avec la grisaille polluée d’il y a quelques années .

Tout beau, tout neuf , le voilà terminé ….

Presque .

Messieurs les employés des espaces verts, donnez-nous rendez-vous en septembre, avec, le long des parapets, l’installation des nouvelles jardinières .

Le bouquet final

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La mémoire à vau l’eau.

Nouvelle écrite par Françoise Graux.

C’est peu après  la guerre. Un joli été se prépare. La France respire et les enfants jouent en sécurité. Chez nous, à Epernay, on peut même se baigner, en toute quiétude. Ceux qui habitent près de la Marne n’y manquent pas. Il y a la baignade de la Villa. Ou  la « tête à l’âne », au-delà de l’embouchure du Cubry , à la sortie de la ville.

Mais pour nous autres, les gamins de la rue Montarlot et du quartier de la barrière aux gosses, qu’avons-nous ?

Pardon, vous dites ? le vrai nom est « chemin de la barbière aux bosses »? Ah …. Moi je croyais …. En tout cas mon petit frère l’appelait comme ça,  et c’était amplement justifié dans ce secteur de familles nombreuses , où les enfants, loin de la Marne, ne pouvaient s’y rafraîchir comme leurs copains d’autres quartiers ouvriers tel  que La Villa. D’autant que, en ce temps là, la classe durait jusqu’au 14 juillet et qu’il n’était pas question , sous la férule de Monsieur  le directeur de notre école Bachelin, de faire l’école buissonnière .

En l’occurrence, histoire de faire trempette, ce deviendrait plutôt l’école poissonnière. C’était  aussi  le temps du souvenir des « Américains » dans la ville. Pour nous, ils ne furent pas seulement les inventeurs du chewing-gum : ils resteront  les créateurs  d’une mini-baignade dans le quartier de la Goesse.  Mais comment donc appelions-nous, cette piscine de secours ?

Qui s’en rappelle ?

Elle était dans ce qui forme maintenant  la zone commerciale des Forges. Il y a là de nos jours un magasin de sport … y aurait-il un lien entre lui et nos activités de nature de l’époque ? Encore demi-campagnards, nos parents nous y laissaient quartier libre, mais  avec  mission de revenir de ce terrain de jeu avec un sac d’herbes pour les lapins. L’un d’entre nous, même, y amenait son mouton . Les moutons, ça ne barbote pas, mais nous !!!

Ce que je me rappelle, de notre bain de quartier,  c’est qu’il était une mare à notre taille, alimentée par l’eau claire du Cubry voisin. L’eau est un peu fraîche … avançons prudemment, dans le bain … le bain … quoi ?

Personne ne s’en rappelle ?

Un pied, deux pieds, les mollets à présents. L’eau ne nous montera pas jusqu’aux oreilles, loin de là, et donc le bonnet de bain n’est pas indispensable. D’ailleurs, nos tenues de gamins du peuple sont plutôt disparates. Après tout, un slip de secours est bien suffisant pour le bain des … le bain des ….

Quelqu’un s’en rappelle ?

 Le nom que nous avions trouvé , me semble t-il, était pourtant évocateur de la profondeur de la pataugeoire, en référence à notre taille enfantine .

En tout cas, c’étaient de joyeuses éclaboussures entre nous .  Dame, pour être trempé en entier, il fallait bien cela, car l’eau ne nous montait guère plus haut que les cuisses . Et encore, je parle des plus petits de la bande … C’était un grand, un peu titi sparnacien, un peu déjà porté sur la chose et l’argot, qui avait probablement trouvé le nom du bain des … des ….

 Mais qui s’en rappelle encore ? .

Le midi, avant de reprendre la classe, nous passions nous rafraîchir dans le bain des .. des …. Avec ou sans étiquette,  comme  nous y étions heureux , oublieux de la réalité de ce monde ! Trop, sans doute, car ce qui devait arriver arriva :  malgré la haute admiration  que nous portions à M’sieur le directeur de Bachelin, qu’il n’aurait pas fallu tutoyer, à c’t’époque ! ( ou bien était-ce à cause de son froncement de sourcils ou de l’impériosité de son coup de sifflet ?) l’heure sacro-sainte de la rentrée en classe de l’après midi disparut de nos préoccupations . C’était un petit,  un pt’it gibbus du quartier, gentil et naïf, qui en fit les frais ;  il répondait au surnom de Riri et  grimpait parfois sur la fenêtre du premier étage de l’école Bachelin : il en faut un dans chaque école …

L’eau était si bonne ce jour-là , le soleil si agréable, qu’il faut être maître d’école pour ne pas comprendre qu’un quart d’heure de retard pour la reprise des cours est tout à fait justifié. Notre héros aurait aimé filer inaperçu à sa place, mais, avec les cheveux encore tout humides, comment couper à la réprimande de m’sieur notre maître .

De où sors-tu ! ???

Alors, Riri Gibbus ne cherche pas de faux-fuyant : M’sieur, j’étais au bain des roupettes . La tête de notre maître Monsieur Fierfort,  en recevant cet aveu …. Tout le monde s’en rappelle.

« A Raymond, qui a vécu cette histoire et me l’a raconté. »

Photo du film d’Yves Robert. La guerre des boutons – 1962